Le vieil homme

Jean-Guy Marceau
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Jean-Guy Marceau

Il en avait la certitude, l'automne était bien arrivé. Dehors la lumière avait changé, à la fois plus crue et plus intense. Une odeur de feuilles mortes qu'on ramasse à la pelle. Le vent plus froid et plus sec avait fait tomber les dernières feuilles du vieux pommier près de l'entrée de son duplex. Il ne produit pas de pommes, c'est un arbre stérile comme l'est ma vie songe-t-il.

Il habite à deux pas du fleuve, cet après-midi, il s'en est allé tout proche, le courant trainait encore quelques vestiges de l'été. Son débit d'une force tranquille lui rappelait le temps qui passe. Quelques reflets d'argent cassaient l'acier de son eau, gris était le ciel, grise était la houle. Assis sur un banc, isolé des passants, il remarquait que, pour un dimanche, le parc était presque désert. On aurait dit que le soleil avait pris congé pour la journée, et que la masse nuageuse était épaisse comme la peau d'un melon d'eau. Un temps de pluie sans pluie. On annonçait une éclaircie qui de toute évidence n'arrivait pas.

Toujours bien installé sur son banc, le regard accroché vers le sud, il tenait dans sa main gauche une pipe qu'il n'allumait jamais. Comme un trophée, une médaille d'honneur, un porte-bonheur. Une jolie pipe de bois, noircie par le temps et si petite dans sa grosse main tremblante. Il ne fumait plus depuis une trentaine d'années, en fait, depuis la mort de sa femme Madeleine. Il avait gardé cette habitude, c'était comme un prolongement de sa main, un plaisir coupable, la clé de sa vie. C'était un cadeau de Madeleine, elle adorait l'odeur de la pipe.

Un demi-siècle s'était écoulé depuis. Subitement, le vent prend de la vitesse et les nuages courent dans le ciel comme des moutons fous. Il remonte le collet de sa vieille veste de laine marine, un autre souvenir de sa femme. À l'instant même, il a l'impression d'être son propre souvenir. Il le fut. Qu'en est-il maintenant? Un vieillard paisible, un père un peu encombrant, un grand-père débranché, un ami oublié. Le tourbillon d'un amas de feuilles le sort de sa rêverie. Il croit entendre comme un bruit de castagnettes qui le rassure. Il sourit et chasse ainsi facilement, et rapidement ses pensées lugubres. Revenir en arrière, c'était déprimant et improductif, surtout pour un homme de son âge. Il s'est toujours forcé à vivre le moment présent, cela ne s'est jamais fait naturellement, que de travail... Il jette un coup d'œil à sa montre comme s’il avait rendez-vous. Trois heures. Ce n’est ni tôt, ni tard, songe-t-il. Un peu tôt pour quitter les lieux et trop tard pour inviter Clément et Annie à souper, son fils et sa conjointe.

Depuis plus de 20 ans, ils se partagent le même duplex, avec leurs deux enfants, la maison du bonheur, dit-il, à qui veut l'entendre. Une vraie résidence ¨Soleil¨. Une maison, comme un phare apaisant dans un monde perturbé. Une pluie glacée commence lentement à tomber, semblable à un crachin breton, cela le surprend. Il a toujours aimé voir les gouttelettes tomber dans l'eau. Derrière le marron de ses yeux se cache un regard d'enfant.

Il demeure en place, bien enveloppé dans son vieil imper doublé de feutre brun délavé. Autour de lui, le bruit sourd de l'eau en fuite, une jeune femme qui court avec son chien, deux canards égarés et quelques arbres dépouillés qui tremblent de froid. À l'instant même, il éprouve une sensation de bien-être qui ressemble à du bonheur. Machinalement, il met sa pipe dans la bouche, se lève, et retourne chez lui. Les yeux mi-clos, il avance sous la pluie comme un escargot en cavale. Il aperçoit, derrière ses épaisses lunettes, le profil de sa maison, sur l'immense galerie, quelques jeunes qui se prélassent. Ma famille, songe-t-il, ma réussite!

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